Le trèfle d’Alhambra et la fleur de Vuitton : simples motifs décoratifs ou codes stylistiques exclusifs ?
Derrière les apparences, un débat juridique passionnant sur le parasitisme dans l’univers de la haute joaillerie. Plongez au cœur d’une bataille entre deux géants du luxe, entre stratégie créative, antériorités emblématiques et arbitrage juridique.
Mais comment fonctionne exactement cette procédure ? Quelles sont les conditions et durées de protection ? Un dispositif stratégique à maîtriser pour optimiser votre protection.
Arrêt n° 203 FS-B de la Cour de cassation du 5 mars 2025, Louis Vuitton – Van Cleef & Arpels
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Le contexte de l’affaire
Louis Vuitton vs Van Cleef & Arpels : deux signatures du luxe en conflit sur un motif emblématique
La Maison Van Cleef & Arpels commercialise depuis 1968, une ligne de bijoux « Alhambra » caractérisée par un motif de trèfle quadrilobé en pierre dure semi-précieuse entouré d’un contour en métal précieux perlé ou lisse.
Sous l’impulsion de Monsieur Marc Jacobs, alors Directeur Artistique de la Maison Louis Vuitton, celle-ci s’est lancée dans la joaillerie en 2001. Dès 2006, elle a commercialisé une ligne « Monogram », se composant d’une fleur quadrilobée comportant un élément central entouré d’un cercle. Renommée « Color Blossom », elle a été déclinée en 2015 avec le motif de cette fleur en pierre dure entourée d’un contour en métal précieux.
Quelques exemples issus des collections actuelles, telles que présentées sur leur site respectif :
Color Blossom | Joaillerie | Collection de luxe | LOUIS VUITTON
Alhambra - Van Cleef & Arpels
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La bataille judiciaire
Analyse des décisions du Tribunal de commerce, de la Cour d’appel et de la Cour de cassation
Estimant que les bijoux de Louis Vuitton se rapprochaient trop de ses codes stylistiques, Van Cleef & Arpels a adressé des mises en garde entre 2007 et 2015 et les sociétés du groupe Richemont (dont la Maison Van Cleef & Arpels) ont fini par assigner devant le Tribunal de commerce de Paris en parasitisme et réparation de leurs préjudices, qui par un jugement du 4 octobre 2021, a jugé:
- que les modèles de bijoux Van Cleef & Arpels constituent des valeurs économiques individualisées;
- l’absence de caractère fortuit de la reprise du motif du trèfle quadrilobé (avec des ressemblances relevées quant à la dimension, l’identité du cerclage et la communication) ;
- Louis Vuitton ne pouvait utiliser un motif quadrilobé dans le secteur de la joaillerie et ignorer le modèle emblématique de Van Cleef & Arpels et prétexter d’une utilisation prolongée dans l’univers de la maroquinerie et du prêt-à-porter, dès lors qu’il s’agissait ici d’une appropriation spécifique à un marché distinct.
Louis Vuitton a interjeté appel. La Cour d’appel de Paris dans son arrêt infirmatif du 23 juin 2023, a rejeté le moyen fondé sur le parasitisme, aux motifs que :
« bien que la fleur quadrilobée du bijou Color Blossom apparaisse être pour un modèle de dimension identique à celle du bijou Van Cleef et Arpels, celui-ci ne reprend pas l'ensemble des caractéristiques du modèle iconique des intimées en ce que la forme quadrilobée n'est pas détourée, ne comporte pas de sertissage perlé, ni de caractère double face, la pierre n'est pas lisse et comporte un élément central.
(…) l'utilisation de la forme quadrilobée (quatre arcs de cercle égaux disposés autour d'un centre de symétrie composant le quadrilobe), est un élément connu et usuel dans le domaine des arts appliqués et particulièrement de la joaillerie, et que l'usage des pierres précieuses ou semi précieuses de couleur serties de métal précieux apparaissent s'inscrire dans les tendances de la mode ».
(…) il ressort de ce qui précède que les sociétés Vuitton se sont d'abord inspirées pour leur modèle Color Blossom de la forme de la fleur quadrilobée de la toile iconique Vuitton pour l'adapter aux tendances du moment et la seule reprise de la forme quadrilobée, non ajourée en pierre semi précieuse cerclé par un contour en métal précieux ne caractérise nullement une volonté des sociétés Louis Vuitton de s'inscrire dans le sillage du modèle emblématique ci-dessus rappelé des intimées ».
Reprochant à la Cour de ne pas avoir appréhendé la demande dans sa globalité, les sociétés du groupe Richemont ont formé un pourvoi en cassation, qui a été rejeté le 5 mars 2025, la Haute juridiction rappelant que :
« le parasitisme économique est une forme de déloyauté, constitutive d’une faute au sens de l’article 1240 du code civil, qui consiste, pour un opérateur économique, à se placer dans le sillage d’un autre afin de tirer indûment profit de ses efforts, de son savoir-faire, de la notoriété acquise ou des investissements consentis (…). Le parasitisme résulte d’un ensemble d’éléments appréhendés dans leur globalité, indépendamment de tout risque de confusion (…).
Il appartient à celui qui se prétend victime d’actes de parasitisme d’identifier la valeur économique individualisée qu’il invoque (…), ainsi que la volonté d’un tiers de se placer dans son sillage (…).
Les idées étant de libre parcours, le seul fait de reprendre, en le déclinant, un concept mis en œuvre par un concurrent ne constitue pas, en soi, un acte de parasitisme (…).
Les juges ont estimé que le moyen n’était pas fondé :
- la Cour d’appel n’a pas méconnu les ressemblances entre les collections, mais a pu déduire que Louis Vuitton n’avait pas eu la volonté de se placer dans le sillage de ses concurrents ;
- Louis Vuitton s’est inspiré de la fleur quadrilobée de sa toile monogrammée iconique (utilisée depuis 1896) et a recouru à des pierres de couleur serties pour s’inscrire dans la tendance de la mode,
- le motif de fleur quadrilobée « Blossom » ne reprend pas l’ensemble des caractéristiques du modèle « Alhambra »;
- la preuve n’est pas rapportée que Louis Vuitton a choisi de s’inspirer des pièces emblématiques de la collection « Alhambra »;
- les pierres semi-précieuses dans la collection « Color Blossom », sont toujours associées à un seul type d’or, associations qui sont, pour certaines, absentes de la collection « Alhambra », seules sept pierres semi-précieuses de couleurs étant communes aux deux collections, ces choix répondant aux pratiques du marché et à des impératifs économiques ;
- les modèles composant respectivement les deux collections sont des produits usuels en ce domaine ;
- la déclinaison en plusieurs tailles n’est pas propre à la Maison Van Cleef & Arpels;
- aucune rupture dans la stratégie de communication commerciale de Louis Vuitton n’a été établie, etc.
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Commentaires
Parasitisme et joaillerie de luxe : enseignements clés et précautions à retenir pour les créateurs
3.1 Pour être caractérisé, le parasitisme ou la concurrence parasitaire doit réunir les conditions cumulatives suivantes: (i) existence d’une valeur économique individualisée propre; (ii) une volonté de captation indue par l’entreprise concurrente et (iii) un comportement déloyal créant un avantage injustifié.
3.2 Dans le cas présent, si la première condition était remplie, les juges n’ont pas été convaincus sur les deux suivantes. Louis Vuitton a en effet pu démontrer s’appuyer sur son propre patrimoine artistique, en réinterprétant et déclinant les emblèmes de sa toile monogrammée iconique et historique (,
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).
La Cour a pris en compte des éléments du secteur concerné, tels que:
- la banalité des éléments floraux en matière de bijouterie, dans la simple tendance du marché.
- la diversification « naturelle » des Maisons de luxe (qu’elles soient de couture, de maroquinerie à l’origine) dans la joaillerie, en tant qu’extension naturelle d’activité correspondant à leur image, contribuant à la renforcer, capitalisant sur leur notoriété, ouvrant de nouveaux débouchés.
Chaque Maison tente de valoriser/renforcer ses codes/symboles emblématiques et son histoire, déclinant de nouveaux produits logotypés pour élargir ses cibles et marchés.
3.3 L’un des enseignements est qu’il ne faut pas éluder l’importance que peuvent revêtir les tendances générales du marché et garder à l’esprit qu’une inspiration issue d’une telle tendance n’est pas de nature à constituer, en soi, un acte de parasitisme.
Il peut être difficile de caractériser l’intention adverse de s’inscrire dans son sillage et de prouver l’existence d’actes parasitaires, dans un secteur d’activité tel que celui de la mode, où l’effet de tendance est consubstantiel au secteur en cause. D’où l’importance de penser à protéger, au fil des créations, chaque élément, par un titre approprié. Notre Cabinet est à votre disposition pour vous conseiller et vous accompagner dans l’élaboration et la mise en place d’une stratégie de protection.
Par Séverine COEST
15 mai 2025
Séverine Coest est Conseil en Propriété Industrielle et Conseil Européen en Marques, Dessins et Modèles. Forte d’une collaboration de plus de 19 ans en Cabinets de Conseils en Propriété Industrielle, au sein du Cabinet Santarelli en particulier et, après une première expérience en Cabinet d’Avocats d’Affaires, elle assiste, conseille et apporte son expertise auprès des clients dans leur stratégie de protection et de défense de leurs titres de propriété intellectuelle. Elle gère des portefeuilles de marques et modèles pour le compte de clients français et internationaux, notamment dans les secteurs du tourisme, de l’hospitalité, de la mode et du luxe.