La décision de la Grande Chambre de recours (GCR) dans les affaires consolidées G1/22 et G2/22 concerne le droit de revendiquer la priorité d’une demande antérieure. En particulier, elle aborde deux questions essentielles : la compétence de l’Office Européen des Brevets (OEB) pour évaluer si une partie est habilitée à revendiquer la priorité en vertu de l’article 87(1) CBE, ainsi que l’application de l’« approche des demandeurs conjoints » à une demande PCT lorsque différents demandeurs sont désignés pour différents États.
Résumé des faits
La décision G1/22 porte sur une procédure de recours en opposition concernant le brevet européen EP 1 755 674, tandis que la décision G2/22 concerne une procédure de recours relative à une demande divisionnaire de la même famille de brevets. Ces affaires ont été consolidées en vertu de l’article 10(2) RPCR.
La demande de brevet européen, issue d’une demande internationale PCT, revendiquait la priorité d’une demande provisoire américaine déposée par trois inventeurs. Cette demande PCT désignait ces trois inventeurs comme demandeurs pour les États-Unis, tandis qu’un autre demandeur (ci-dessous identifié comme le « titulaire du brevet », puis appelé l’« appelant » par la suite) était désigné pour les autres États.
Le brevet a été révoqué à la suite d’une procédure d’opposition en raison d’une revendication de priorité invalide : un seul des trois inventeurs avait cédé ses droits de priorité au titulaire du brevet. Il en a été conclu que l’objet de la revendication 1 manquait de nouveauté au regard des documents D20 et D21, publiés entre la date de priorité
et la date de dépôt. Des problèmes similaires ont affecté la demande divisionnaire, entraînant son rejet en raison de D20 et D21, considérés comme un état de la technique destructeur de nouveauté.
Le titulaire du brevet et le demandeur ont formé des recours (T 1513/17 contre la décision relative au brevet opposé et T 2719/19 contre la décision concernant la demande divisionnaire), les deux affaires étant examinées par la même Chambre de recours (CR).
Une décision de saisine, rendue le 28 janvier 2022, a examiné l’« approche des demandeurs conjoints ». Cette approche permet à un co-demandeur, dans des demandes ultérieures, de bénéficier du droit de priorité d’un autre demandeur sans nécessiter un transfert de droits distinct. L’appelant a plaidé pour l’application de cette approche aux demandes PCT comportant des demandeurs différents selon les États désignés (l’« approche des demandeurs conjoints PCT »). L’appelant a ainsi considéré que le droit de priorité était valable, ce qui excluait D20 et D21 en tant qu’état de la technique.
Reconnaissant la controverse autour de l’« approche des demandeurs conjoints PCT », la décision de saisine a soumis une question connexe à la GCR. Par ailleurs, les parties ont demandé que cette saisine couvre également la compétence de l’OEB pour statuer sur l’habilitation à revendiquer la priorité. Cette position était soutenue par une large approbation dans l’affaire précédente T 844/18, bien que d’autres décisions de chambres de recours aient exprimé des avis divergents dans des affaires encore non résolues.
Les questions soumises
Au vu de ce qui précède, la CR de renvoi a soumis les questions suivantes à la GCR pour décision :
I. La CBE confère-t-elle à l’OEB la compétence pour déterminer si une partie revendique valablement la qualité de successeur en titre, au sens de l’article 87(1)(b) CBE ?
II. Si la réponse à la première question est affirmative, une partie B peut-elle valablement se prévaloir du droit de priorité revendiqué dans une demande PCT aux fins de revendiquer des droits de priorité en vertu de l’article 87(1) CBE dans le cas où :
- la demande PCT désigne la partie A comme demandeur uniquement pour les États-Unis et la partie B comme demandeur pour d’autres États désignés, y compris la protection par brevet européen ;
- la demande PCT revendique la priorité d’une demande de brevet antérieure désignant la partie A comme demandeur ;
- la priorité revendiquée dans la demande PCT est conforme à l’article 4 de la Convention de Paris ?
Décision
Les questions ont été jugées recevables et la GCR a répondu comme suit :
I. L’OEB est compétent pour évaluer si une partie est habilitée à revendiquer la priorité en vertu de l’article 87(1) CBE.
Il existe une présomption réfutable selon le droit autonome de la CBE selon laquelle le demandeur revendiquant la priorité conformément à l’article 88(1) CBE et aux Règlements d’exécution correspondants est habilité à revendiquer cette priorité.
II. La présomption réfutable s’applique également dans les situations où la demande de brevet européen découle d’une demande PCT et/ou lorsque le ou les demandeurs de la priorité ne sont pas identiques aux demandeurs ultérieurs. Ainsi, lorsqu’une demande PCT est conjointement déposée par les parties A et B :
(i) la partie A est désignée comme demandeur pour un ou plusieurs États désignés, et la partie B comme demandeur pour un ou plusieurs autres États désignés ; et
(ii) la demande revendique la priorité d’une demande de brevet antérieure désignant la partie A comme demandeur.
Dans cette situation, le dépôt conjoint implique un accord entre les parties A et B permettant à la partie B de se prévaloir de la priorité, sauf s’il existe des indications factuelles substantielles démontrant le contraire.
Raisons de la décision
Situation avant la décision
Dans sa décision, la GCR a d’abord rappelé que le principal objectif du droit de priorité est de protéger les intérêts des déposants de brevets pendant une période limitée, leur permettant de rechercher une protection internationale pour leurs inventions. Ceci est essentiel pour exclure l’état de la technique intermédiaire, qui inclut souvent des publications du demandeur de la priorité ou de personnes associées.
Cette protection est particulièrement importante dans le système européen des brevets, qui ne prévoit généralement pas de période de grâce permettant de neutraliser de telles publications avant le dépôt d’une demande de brevet (points 54-56).
Analyse de la jurisprudence par la GCR
La GCR a ensuite examiné la jurisprudence relative à l’article 87 CBE, constatant que l’OEB est généralement considéré comme compétent pour statuer sur l’habilitation à revendiquer la priorité. Cette uniformité est présente depuis plus d’une décennie, parallèlement à une augmentation du nombre de cas traités (point 61).
Cependant, la GCR a relevé des divergences jurisprudentielles quant à la manière dont l’OEB doit résoudre les litiges relatifs à cette habilitation. En particulier, le droit national s’applique à la succession en titre selon l’article 87(1) CBE, les CRs se référant au droit national pertinent lorsqu’il est identifié. Les parties ont souvent été tenues de fournir des preuves, telles que des avis juridiques d’experts indépendants, concernant l’application de ces législations nationales (points 62-66).
Néanmoins, la CR de renvoi a relevé certaines ambiguïtés. Elle s’est interrogée sur la nécessité d’appliquer le droit national pour déterminer les exigences légales en matière de transfert des droits de priorité par accord, étant donné que la CBE ne contient pas de règles de conflit de lois. La CR a également déduit de la jurisprudence antérieure que la CBE pourrait ne pas imposer de conditions formelles pour un tel transfert et a suggéré qu’un accord implicite pourrait suffire au sein du territoire couvert par la CBE, en particulier dans des situations comme celle de la question II (point 67).
Distinction entre le droit au titre et le droit de priorité
La GCR a ensuite rappelé qu’un demandeur peut obtenir le droit de déposer une demande de brevet dans un territoire soit par l’intermédiaire du demandeur de la priorité qui a acquis ces droits auprès de l’inventeur pour tous les territoires, soit directement de l’inventeur. Toutefois, le droit de priorité lui-même ne découle que du dépôt de la demande de priorité. Ainsi, le demandeur de la priorité doit fournir aux demandeurs ultérieurs les documents nécessaires pour revendiquer la priorité dans les territoires concernés. Cette distinction est essentielle pour différencier le titre de la demande ultérieure et le droit de priorité (points 74-78).
Dans les procédures devant l’OEB, le demandeur est présumé habilité à exercer le droit au brevet européen conformément à l’article 60(3) CBE. L’OEB n’a pas compétence pour statuer sur les litiges concernant l’habilitation d’un demandeur à déposer et à obtenir un brevet européen. Ces questions sont tranchées avant la délivrance, dans le cadre du Protocole sur la juridiction et la reconnaissance des décisions en matière de droit au brevet européen (points 79-82).
En outre, pour les demandes ultérieures, les droits de priorité sont exclusivement régis par les articles 87 à 89 CBE, sans implication des lois nationales pour la création ou la revendication du droit de priorité. Il est donc essentiel de distinguer clairement le droit de priorité de l’habilitation du demandeur à déposer une demande de brevet (points 83-92).
Transfert du droit de priorité et exigences minimales
La GCR a également observé que les accords par lesquels un demandeur ultérieur acquiert le titre d’une demande et le droit de priorité ne font souvent pas de distinction explicite entre ces deux droits. De même, certaines législations nationales considèrent la personne qui détient les droits sur l’invention comme étant le « successeur en titre » du droit de priorité (points 93-98).
La GCR a jugé que l’OEB devrait s’aligner sur des standards minimaux issus des législations nationales et accepter des transferts de droits de priorité informels, voire implicites, dans presque toutes les situations. Elle remet en question l’exigence selon laquelle le transfert du droit de priorité devrait être finalisé avant le dépôt de la demande de brevet européen ultérieure.
Elle considère que cette exigence est de peu d’importance pratique, dans la mesure où elle suppose que l’habilitation à revendiquer la priorité existe dès que celle-ci est invoquée à la date de dépôt de la demande européenne ultérieure. En général, lorsqu’un droit est transféré à un demandeur ultérieur, l’intention des parties est que ce demandeur puisse bénéficier du droit de priorité.
De plus, le contenu de la demande de priorité est généralement non publié ou inaccessible aux tiers jusqu’à l’expiration du délai de douze mois pour déposer une demande ultérieure. Par conséquent, le demandeur ultérieur ne peut satisfaire aux exigences formelles de l’article 88(1) CBE en matière de revendication de priorité que si le demandeur de la priorité lui fournit un soutien complet et en temps voulu (points 100-104).
Conséquences tirées par la GCR
La GCR a conclu que les droits de priorité sont des droits autonomes relevant exclusivement du cadre juridique de la Convention sur le brevet européen (CBE) et doivent être évalués uniquement dans ce cadre, indépendamment de toute législation nationale (point 85).
De plus, il existe une « présomption réfutable du droit de revendiquer la priorité », ce qui signifie que l’habilitation à revendiquer la priorité est généralement présumée acquise au bénéfice du demandeur ultérieur d’une demande de brevet européen, à condition que la priorité soit revendiquée conformément à l’article 88(1) CBE et aux Règlements d’exécution correspondants.
Ce principe s’applique lorsque le demandeur ultérieur n’est pas le même que le demandeur de la priorité mais qu’il reçoit le soutien nécessaire du demandeur initial, comme l’exige l’article 88(1) CBE. La présomption s’applique indépendamment du fait que la demande européenne ultérieure soit issue d’une demande PCT ou du degré de chevauchement entre les co-demandeurs de la demande de priorité et ceux de la demande ultérieure (points 105-107).
La présomption d’habilitation à revendiquer la priorité est réfutable car, dans des cas exceptionnels, le demandeur de la priorité pourrait avoir des motifs valables pour empêcher le demandeur ultérieur de s’en prévaloir.
De telles situations peuvent survenir en raison :
• de la mauvaise foi du demandeur ultérieur ; ou
• des résultats d’autres procédures judiciaires, notamment des décisions de tribunaux nationaux statuant sur la propriété de la demande ultérieure.
La présomption réfutable entraîne une inversion de la charge de la preuve : c’est à la partie contestant le droit du demandeur ultérieur à revendiquer la priorité d’apporter la preuve de l’absence d’habilitation.
L’ensemble de cette procédure, y compris la présomption et sa contestation, est régi exclusivement par le droit autonome de la CBE, sans intervention des législations nationales concernant les présomptions légales et leur réfutation (points 108-111).
Implications
La décision établit que la présomption réfutable du droit de revendiquer la priorité est régie par le droit autonome de la CBE. Toutefois, les lois nationales peuvent encore jouer un rôle, notamment pour évaluer l’existence des entités juridiques impliquées dans le transfert des droits de priorité (point 133).
Bien que cette présomption ne simplifie pas nécessairement les contestations des opposants, elle s’applique également aux demandes de brevet européen et aux brevets cités dans des procédures devant l’OEB revendiquant une priorité, ce qui pourrait faciliter leur classification en tant qu’état de la technique.
La décision étend la présomption aux demandes européennes issues de demandes PCT, y compris lorsque les demandeurs de la priorité et de la demande ultérieure sont différents.
Elle met également en évidence le rôle des accords implicites dans le transfert des droits de priorité entre co-demandeurs.
Cette clarification est particulièrement importante pour les déposants américains utilisant le système PCT pour les brevets européens, leur offrant une plus grande sécurité juridique quant à la validité de leurs revendications de priorité, dans la continuité des pratiques antérieures où les inventeurs déposaient directement les demandes aux États-Unis.
Par Pierre BAUDIN